Chers frères et sœurs Mauriciens,
Deux ans ! Deux ans que nos vies respectives, celle de nos familles, de nos services
publics dont les hôpitaux et les écoles, de nos entreprises, de nos lieux de travail ont été
bouleversés par une pandémie que personne n’a vu venir. Deux ans que nous vivons
entre la peur de la maladie, l’insoutenable douleur de la perte de proches, d’amis, de
collègues, ces deuils difficiles à faire, et l’espoir de voir le bout de ce tunnel interminable
dans lequel notre humanité s’est retrouvée. Deux ans pendant lesquels nous avons
courageusement tenu bon, accepté les restrictions de liberté et connu la fermeture de
frontières.
Vous avez dû prendre sur vous pour vous adapter et pour chercher à maintenir une
certaine qualité de vie au milieu des restrictions sanitaires. Vous avez fait preuve
également d’une grande solidarité pour parer aux premières nécessités de ceux et celles
qui arrivaient difficilement à garder la tête hors de l’eau.
La vie de l’Eglise et celle des autres religions n’a pas été épargnée par cette pandémie.
Pour la troisième année consécutive, les grandes fêtes religieuses hindoues et
musulmanes et pour nous, chrétiens, le Carême et la fête de Pâques – ces moments qui
nous sont si chers – devront être vécus sans les grands rassemblements qui sont les
temps forts de notre vie de foi.
Il faut reconnaître que la gestion de la pandémie tant sur le plan sanitaire que sur celui
de ses répercussions économiques a donné beaucoup de fil à retordre aux autorités de
l’Etat. Elles ont dû redoubler d’efforts, trouver des solutions pour faire face à cette crise
sanitaire, maintenir le pays à flot et relancer l’économie. On peut comprendre qu’une
navigation à l’œil a constitué une épreuve de taille dans un contexte planétaire inédit, et
dans un quotidien à ce point imprévisible que chaque jour apportait son lot de
nouveaux défis. Les autorités y ont fait face avec courage et ténacité.
Reconstruire dans le dialogue
Cependant dans tout ce remue-ménage, le dialogue social et la transparence ont été des
victimes collatérales de cette gestion compliquée de la crise sur plusieurs fronts à la fois.
Maintenant que nous entrons dans des eaux plus calmes, il est temps de redonner du
souffle au dialogue démocratique, d’encourager une large concertation sociale pour
mobiliser toutes les énergies en vue d’une reconstruction – pas seulement économique.
Plus ou moins à la même période, l’Eglise elle aussi est passée par une crise grave : celle
du scandale des abus sexuels sur mineurs de la part des prêtres et des religieux, et celle
du manque d’écoute et de soutien aux victimes de ces abus. Cette crise a fait apparaître
un dysfonctionnement grave dans notre manière de vivre ensemble en Eglise et dans
notre style de gouvernance.
D’où l’appel pressant du Pape François à nous remettre en question et à nous engager
dans un processus de concertation et de dialogue – appelé synode – pour donner un
nouveau souffle à la vie et à la mission de l’Eglise.
Le fait que l’Eglise et la société soient touchées simultanément par le même genre
d’interpellation me conduit à reconnaître combien facilement nous pouvons être
aveuglés par le mirage d’un bien-être en surface sans voir les « carias qui rongent notre
poteau » et qui risquent, en le faisant pourrir, de mettre en péril l’édifice démocratique
de même que l’édifice ecclésial.
Pour nous chrétiens, le Carême est un temps favorable pour accueillir une telle remise
en question ainsi que l’invitation, qui va avec : convertir notre manière de vivre en Eglise
et en même temps contribuer à donner un nouveau souffle à notre vivre ensemble
démocratique.
La dignité d’un peuple
La grande crise socio-économique qui s’est abattue sur nous dans le sillage de la
pandémie Covid 19, nous a invités à réfléchir. Elle met à nu notre vulnérabilité
commune. Elle révèle la fragilité des sécurités éphémères sur lesquelles nous nous
étions appuyés. Elle fait apparaître comment notre bien-être nous avait confinés dans
des bulles d’indifférence[1], négligeant ainsi ce souci de l’ensemble, cette attention aux
souffrances qui nous entourent, cette culture de la rencontre et du dialogue qui
renforcent tellement la vitalité d’un peuple. Au cœur de ces manquements, nous
chrétiens, croyons dans un Dieu qui fait alliance avec son peuple en chemin. Cette
proximité nous réveille et nous invite à entendre à travers la crise l’appel à renforcer
notre sens d’appartenance au peuple mauricien.
Un peuple est plus qu’un pays ou qu’une nation. Il ne se réduit pas simplement à la
somme des habitants d’un même territoire, détenteurs d’un même passeport. Un
peuple est une réalité vivante, fruit de la rencontre d’éléments disparates, une réalité
qui naît et grandit dans les luttes, les rencontres et les difficultés partagées au long
d’une histoire commune. Un peuple peut avoir des désaccords, des différences
profondes, mais il peut aussi marcher ensemble à partir du moment où ceux qui le
composent entendent l’appel d’un destin commun et décident de vivre ensemble. Or,
cette décision n’est possible que si elle repose sur un socle de valeurs fondamentales
telles que le respect de la dignité de la personne humaine, l’amour de la liberté, la
démocratie, le sens de la justice et de la solidarité, la défense de la famille, etc. Se
connaître en tant que peuple c’est être conscient de quelque chose de plus grand qui
nous unit, ce NOUS qui s’appuie sur les trésors de nos origines ethniques pour ne faire
qu’UN. Un peuple ne peut se réduire à une identité juridique.[2].
C’est pourquoi nous pouvons dire qu’un peuple, notre peuple, a une âme, une
conscience. Celle-ci s’est forgée à des moments clés de notre histoire, lors des efforts
partagés par tous pour franchir un cap difficile sur le chemin du développement, ou des
épreuves nationales surmontées ensemble. Cette conscience se réveille, est alertée
lorsque notre République est touchée dans son intégrité territoriale, dans ses
institutions, dans son environnement. On pourrait parler de moments « fondateurs » ou
de « refondation » dans la mesure où, pris en pleine tourmente, le peuple vit un sursaut,
retrouve sa dignité et s’appuie sur ses valeurs fondamentales pour sortir grandi de
l’épreuve. Nous pourrions transformer cette pandémie en un tel moment de
refondation en profitant de l’occasion pour encourager un large dialogue social sur les
défis qui sont les nôtres en cette période d’après Covid qui s’ouvre devant nous.
L’Eglise au service du peuple
L’Eglise est imbriquée dans le peuple mauricien. Elle n’est ni à côté ni au-dessus de lui,
mais avec lui sur le chemin de l’Histoire. Elle partage ses joies et ses espoirs, ses
tristesses et ses angoisses, car il n’y a rien d’humain qui ne trouve écho dans le cœur des
disciples du Christ[3]. Sa mission n’est pas de faire la leçon au peuple mais de se faire
proche de lui, et de le servir en transmettant le trésor de l’Evangile.
C’est ce que Jésus a fait dans la Palestine de son temps. En tant que citoyen d’un pays
occupé où le peuple était en proie à des tensions sociales et politiques, Jésus ne prenait
pas parti pour l’une ou l’autre des factions en présence. Il ne tenait pas compte de la
couleur politique de son interlocuteur, ni de son rang social, ni de son appartenance
ethnique. Il voyait dans chaque homme et chaque femme qu’il rencontrait une
personne humaine créée à l’image de Dieu, porteur de talent et capable d’apporter une
contribution. Jésus respectait la dignité de chaque personne, il savait l’interpeller en
s’adressant à sa conscience. Il aimait son peuple et pouvait ainsi lui parler librement, en
toute franchise.
L’exemple de Jésus interpelle et inspire l’Eglise aujourd’hui dans sa relation avec le
peuple mauricien. Engageons-nous avec notre peuple pour relever nos défis communs,
humblement comme un pauvre de cœur, avec passion comme un affamé de justice,
avec patience comme un artisan de paix (Mt 5, 1-8).
Le bien commun comme boussole
Le dialogue social est trop dominé aujourd’hui par des bipolarisations, par des guerres
des chefs de clans qui se font face dans une forme de brutalité majorité/opposition,
Etat/société civile, secteur privé/secteur public, média pro gouvernement/média anti
gouvernement, etc.
Chacun veut marquer des points, cherche à se justifier, est prompt à s’offenser. Des
interventions de notre politique, de notre société civile, de nos médias ressemblent
parfois à un long match assourdissant dans lequel chacun veut « annuler » son
adversaire et trouve sa sécurité en discréditant les autres. Cette polarisation engendre
une paralysie de la pensée et de l’action dans la vie publique[4]. Le peuple est réduit à
un rôle de spectateurs à qui on réserve un match ennuyeux. Les débats d’idée sont
surclassés par les querelles partisanes dans lesquelles l’émotion d’appartenance à une
communauté ou à un parti prime sur des projets de société argumentés qui répondent
aux défis de notre époque.
Il est temps de s’élever au-dessus de nos intérêts particuliers, politiques, économiques
ou culturels, et donner la priorité au bien commun dans la réflexion sur des questions
telles que la révision du découpage actuel des circonscription électorales, du système
électoral actuel du « first post the post », de l’obligation faite aux candidats d’une
élection de déclarer leur appartenance à une des 4 communautés (Hindou, Musulman,
Chinois, Population Générale), l’absence de régulation de financement des partis
politiques. Toutes ces questions sont restées sans réponses sous tous les
gouvernements depuis l’indépendance et les attentes du peuple sont en souffrance
depuis des années par manque de volonté politique.
Ce bien commun est aussi la boussole essentielle pour pouvoir avancer dans le débat sur
la question de l’indépendance de nos institutions et des dispositions à prendre pour la
protéger. La santé d’une démocratie dépend essentiellement de cette indépendance. Si
la confiance en ces institutions est le moindrement entamée, c’est tout l’édifice
démocratique qui est fragilisé et deviendra très vulnérable devant les assauts de divers
intérêts particuliers.
La responsabilité de l’électeur
Les électeurs, citoyens de la société civile, ont aussi leur responsabilité dans ce
dysfonctionnement de notre démocratie. Ils sont trop nombreux à chercher auprès des
politiques des faveurs personnelles, des privilèges claniques au mépris du bien commun.
Certains d’entre nous sont les premiers à inciter nos élus à satisfaire nos intérêts
particuliers. Il est courant d’entendre un électeur demander à un candidat lors d’une
élection : « Ki ou pou fer pou mwa ? » La vraie question pourtant est « Ki ou pou fer pou
nou pei ? ».
A force de demander des faveurs personnelles et de croire que notre avancement ne
peut dépendre que d’un « backing », nous faisons de nos institutions publiques et
privées un club de protégés, lesquels, quand ils sont en place, ne font que protéger leurs
protecteurs. La boucle est bouclée.
Comme pour les politiciens, l’exigence du bien commun doit être la première
revendication de l’électorat. C’est cette passion partagée pour le bien commun qui
donne du souffle à une démocratie. Cela est d’autant plus vital que devant les séquelles
de la crise sanitaire, économique, sociale entraînée par la Covid-19, il y a urgence. Or,
qui dit urgence dit la nécessité de se rencontrer, de s’écouter, de se parler pour ouvrir
des chemins d’espérance pour tous. L’absence de dialogue sincère dans notre culture
publique rend encore plus difficile la création d’un horizon commun vers lequel nous
pourrions avancer ensemble.
Le défi d’un dialogue constructif
On peut comprendre que, dans un dialogue, chaque parti arrive avec des intérêts, mieux
des projets particuliers. Mais si nous nous mettons autour d’une table, c’est pour se
faire confiance et chercher ensemble le bien commun du peuple. Il faut être convaincu
que c’est en cherchant d’abord le bien commun que ses propres intérêts seront le mieux
servis et non le contraire.
Il ne s’agit pas de nier le conflit omniprésent, mais de le confronter, de nous engager
dans le désaccord en cherchant à empêcher une paralysie de la pensée ou de l’action. Il
s’agit de s’entraîner à voir dans une opposition, non pas une contradiction qui cherche à
annuler ma position, mais une proposition autre (ou une contra-position)[5] qui peut
révéler une part de vérité. Et c’est souvent de la rencontre entre ma part de vérité et
celle de mon opposant que jaillissent la lumière et le déclic qui nous mettent sur un
chemin d’espérance. L’opposition politique est un pilier essentiel de la démocratie. Elle
est totalement légitime. De même que des médias libres et critiques. Trop souvent, les
gouvernements sont réfractaires à cette liberté, nécessaire pourtant, pour relever les
défis communs auxquels nous sommes tous confrontés. Il faut du courage pour
renoncer à « faire campagne » de manière permanente ou à être obsédé par son
triomphe personnel. Le vrai patriote reste humble et cherche honnêtement ce qui peut
bénéficier à l’ensemble du peuple, et non pas simplement ce qui peut lui faire marquer
des points sur l’échiquier politique.
Ce dialogue patient et désintéressé pouvait se faire autrefois dans les Select Committees
de l’Assemblée Nationale où des parlementaires provenant des deux côtés de la
chambre se rencontraient pour creuser une question et chercher une solution
acceptable aux parties en présence. Le fait que cette manière de procéder ait
pratiquement disparu en dit long sur le déficit de dialogue démocratique qui a cours
aujourd’hui dans le pays.
Des médias à la recherche de la vérité
Les médias locaux ont un rôle primordial à jouer pour populariser ce dialogue. Dans
notre société où les réseaux sociaux – trop souvent mal utilisés et devenus véhicules
d’outrances et de rumeurs – prennent de plus en plus d’importance, il est nécessaire de
donner accès à des espaces d’échanges où la parole est mesurée, où une confrontation
d’idée peut avoir lieu dans le respect du contradicteur. Chaque média est bien entendu
libre de choisir sa voie. Mais cette liberté, ce droit souvent brandi, n’existe qu’avec des
devoirs. Droits et devoirs sont indissociables. Et le premier devoir est la recherche de la
vérité, celle qui fait sortir de l’obscurité, qui libère.
Des médias qui se veulent représentatifs du peuple mauricien doivent être en mesure
de montrer avec honnêteté, de bonne foi, ce qui fonctionne et ce qui ne va pas.
Valoriser les moments de solidarité par exemple, permet de montrer tout ce que nous
sommes capables de réaliser ensemble face à l’adversité de la pandémie, des
inondations, des cyclones. Choisir ce ciment qui nous unit est tout aussi nécessaire que
les informations moins réjouissantes. Trouver cet équilibre, reflet de nos vies, requiert
du discernement de la part des décideurs, un courage éditorial également, une réflexion
profonde sur le rôle vital des médias dans notre pays pour contribuer au vivre ensemble.
Ceci fera progressivement reculer les discours de haine qui se propagent, illustrera la
force du mauricianisme, réduira la portée des appels au repli ethnique qui tendent à
prendre racine en temps de crise.
Devant la complexité et l’interconnexion des problèmes soulevés dans le sillage de la
pandémie, saisissons l’occasion pour ouvrir les fenêtres de dialogue et laisser entrer l’air
frais de la fraternité et de l’amitié sociale qui nous donnera un nouveau souffle.
Aujourd’hui, entendrons-nous monter à travers cette crise l’appel à réfléchir sur notre
avenir commun, à dialoguer et à agir ensemble comme un peuple conscient de sa
dignité ? Saurons-nous « abandonner l’isolement de l’individualisme, sortir de nos
propres « petites lagunes », pour nous jeter dans le large fleuve d’une réalité et d’un
destin dont nous faisons partie, mais qui nous dépasse aussi ? »[6].
Ne laissons pas passer ce moment de refondation. Qu’on ne dise pas dans les années à
venir qu’en réponse à la crise du coronavirus nous n’avons pas su agir ensemble et
restaurer ainsi la dignité de notre peuple.
Le rêve démocratique chez les jeunes
Il y a chez les jeunes du rêve, une énergie démocratique avec des demandes d’égales
représentations ou participations, de dignité des personnes. « Toute cette énergie
démocratique existe, mais elle demeure « infrapolitique » : elle se joue en dehors des
institutions. Les réinventer sera tout l’enjeu de ces prochaines années »[7].
Cela est d’autant plus urgent dans le contexte de l’explosion des moyens de
communication, largement maîtrisés et utilisés par les jeunes générations. Si leur
demande de liberté, de justice ou d’équité, ne trouvent que les réseaux sociaux pour se
défouler avec des excès propres à ce type de communication, le défoulement
émotionnel prendrait le pas sur le débat démocratique argumenté.
De plus, traiter les abus de liberté de parole uniquement par la répression judiciaire
frigorifie les aspirations légitimes. Pour donner une chance à ce rêve démocratique de
se concrétiser à Maurice, il nous faut renforcer les institutions de dialogue social. En
particulier avec les jeunes générations. Elles sont en première ligne, pour donner du
souffle à notre vivre ensemble démocratique et nous ouvrir aux défis du 3e millénaire.
Les adultes d’aujourd’hui ont intérêt à les écouter sur les questions qui commencent à
émerger et qui concernent spécialement leur avenir. Ces questions demandent une
réflexion longue pour arriver à des réponses adaptées.
Les jeunes de leur côté ont besoin de s’initier à l’exercice de leur responsabilité politique
de citoyens. Cela demande d’y consacrer du temps, de choisir des filières d’études et de
travailler en équipe en faisant le va et vient entre la théorie et la pratique. Certains le
font déjà sur des enjeux comme l’écologie ou la solidarité avec les plus démunis. Leur
générosité les ouvre déjà au souci du bien commun. Il s’agit justement pour eux de
s’exercer à servir le bien commun du pays, à comprendre les obstacles qu’on rencontre
sur cette route et à chercher comment les surmonter.
Un dialogue confiant ouvert entre les anciens, « les gardiens de la mémoire » et les
jeunes qui font avancer l’histoire peut ouvrir des perspectives politiques saines qui ne se
contentent pas de gérer le présent avec des rapiècements ou des solutions
d’apaisement à court terme. Les jeunes ont leur contribution à apporter dans cette
quête de sagesse et de créativité qui veut assurer leur avenir.
S’engager sur ce chemin de dialogue signifie labourer le sol dur du conflit et du rejet
pour cultiver les semences d’une paix durable et partagée. A chaque époque la paix est
à la fois un don du ciel et le fruit d’un engagement commun. Entre l’indifférence égoïste
et la protestation violente, une option est toujours possible : se rencontrer, se parler,
discerner ensemble et devenir ainsi des artisans de paix[8].
La synodalité antidote du cléricalisme dans l’Eglise
Si l’Eglise a un rôle à jouer en temps de crise, c’est bien de participer à la recherche d’un
vivre ensemble démocratique plus sain dans notre pays. Pour jouer ce rôle, l’Eglise a
besoin elle-même de se remettre en question et de reconnaître qu’elle aussi a ses
faiblesses. En effet, nous ne pouvons pas oublier la souffrance vécue par des personnes
mineures et des adultes vulnérables « à cause d’abus sexuels, d’abus de pouvoir et de
conscience commis par un nombre important de prêtres et de personnes consacrées
»[9]. De plus, devant la douleur de nos frères et sœurs blessés dans leur chair comme
dans leur esprit, trop longtemps l’Eglise n’a pas su suffisamment écouter le cri des
victimes, ni les protéger comme il l’aurait fallu. Il s’agit de blessures profondes, difficiles
à guérir, pour lesquelles nous ne demanderons jamais assez pardon[10]. Jésus lui-même
interpellait déjà les autorités religieuses de son temps sur des abus de pouvoir. « Ils
attachent de lourds fardeaux, difficiles à porter et les mettent sur les épaules des
hommes, mais eux-mêmes refusent de bouger un doigt pour les aider à porter ce
fardeau » (Mt.23,4).
Dans une lettre au peuple de Dieu du 20 août 2018, le Pape François nous invite à
reconnaître qu’à la source de ces abus et de ce manque d’égard envers les victimes, il y
a le poids d’une culture imprégnée de cléricalisme, où trop de pouvoirs sont concentrés
sur les seuls prêtres, où les décisions sont préparées et sont prises dans des cercles trop
restreints, où la hantise de la réputation de l’Eglise a conduit à négliger une écoute et un
respect élémentaire des personnes blessées par les abus. Cette culture héritée du passé
et pas assez remise en cause a eu pour conséquences des formes tordues d’exercice de
l’autorité sur lesquelles se sont greffées différents types d’abus (abus de pouvoir, abus
économiques, abus sexuels).
Mais au cœur de toute cette souffrance endurée par les victimes, et de toute la honte
éprouvée par le peuple de Dieu, est en train de germer le désir de trouver dans la crise,
l’appel et le déclic pour « refonder le chemin de la vie chrétienne et ecclésiale »[11]. Si,
à la source de tout le mal causé par les abus, il y a cette concentration du pouvoir de
décision entre les mains du clergé, notre responsabilité ne consiste pas seulement à
nous convertir personnellement. Nous devons aussi reconnaître que « ce chemin de
conversion est impensable sans la participation active de toutes les composantes du
Peuple de Dieu »[12]. D’où l’appel pressant à accueillir avec joie le désir des jeunes
d’agir à l’intérieur de l’Eglise, et à accéder à une plus grande valorisation du rôle des
femmes dans la réflexion et les décisions de l’Eglise.
Marcher ensemble pour renouveler l’Eglise
C’est pour agir sur la cause profonde du mal que le Pape François nous demande
clairement d’adopter désormais la « synodalité » comme mode de vie et de
fonctionnement dans l’Eglise. Cette expression veut dire « marcher ensemble ». Ce dont
il s’agit, c’est d’adopter l’habitude de réfléchir, de discerner et de décider ensemble
entre laïcs, prêtres et religieux, à différents niveaux de la vie de l’Eglise. Cette manière
de faire s’impose aujourd’hui comme l’antidote au cléricalisme et comme LA voie pour
permettre un vrai renouvellement de l’Eglise sous l’action de l’Esprit.
C’est dans cet esprit que le Pape François a convoqué toute l’Eglise à se mettre en
synode depuis octobre 2021 et jusqu’à octobre 2023. Il ne nous invite pas à discuter du
thème de la synodalité mais à faire l’expérience concrète de marcher ensemble en Eglise
pour discerner quels sont les pas en avant que chaque diocèse, chaque paroisse, chaque
communauté religieuse, chaque mouvement/service peut faire pour avancer sur ce
chemin de conversion pour une « refondation de la vie ecclésiale ». La fécondité de ce
chemin « dépend pour une large part du choix que nous ferons d’entreprendre ou de
participer à des processus d’écoute, de dialogue, de discernement communautaire
auxquels tous et chacun peuvent contribuer »[13].
La conviction derrière ce synode c’est que lorsque la vie et la mission de l’Eglise sont
portées par des évêques, des laïcs, des prêtres, des diacres, des religieux(ses) qui prient,
se concertent, s’écoutent et discernent ensemble, alors les conditions sont réunies pour
que l’Eglise soit fidèle à l’Esprit qui la guide sur les chemins de la mission.
Ce synode invite à mettre en dialogue les différents groupes et les différentes tendances
au sein de l’Eglise. Il invite aussi l’Eglise à s’ouvrir à l’écoute de ceux qui ne la
fréquentent pas, à nos frères et sœurs d’autres Eglises chrétiennes et d’autres religions.
Eux aussi peuvent avoir des choses à nous dire. Dans ce genre de voyage, il y a souvent
des surprises et nous devons nous y préparer dans une grande confiance en l’Esprit.
Comme le dit le document préparatoire au Synode « il est clair que le but de ce Synode
n’est pas de produire davantage de documents. Il vise plutôt à inciter les gens à rêver de
l’Eglise que nous sommes appelés à être, à faire fleurir les espoirs des gens, à stimuler la
confiance, à panser les blessures, à tisser des relations nouvelles et plus profondes, à
apprendre les uns des autres, à construire des ponts, à éclairer les esprits, à réchauffer
les cœurs et à redonner de la force à nos mains pour notre mission commune »[14].
C’est pourquoi, j’invite instamment mes frères et sœurs chrétiens à participer à ce
Synode. Apportez votre expérience de vie en Eglise, avec ses joies, ses peines, partagez
votre espérance, votre discernement. Rejoignez vos frères et sœurs, y compris ceux
d’autres confessions, qui sont eux aussi à la recherche d’un chemin de lumière. Ecoutez-
les attentivement, apprenez les uns des autres, soutenez-vous mutuellement. En ce
temps de restrictions sanitaires où nous sommes encore privés des grands
rassemblements ecclésiaux que nous aimons et qui nous font du bien, profitez de
l’occasion qui nous est donnée pour découvrir aussi une beauté plus discrète dans
l’Eglise ; celle qui apparaît de manière souvent inattendue dans des groupes restreints,
au carrefour d’une rencontre, d’une parole d’amitié ou d’encouragement, d’un soutien
partagé, d’un geste fraternel, d’une réconciliation. C’est maintenant le temps favorable,
c’est aujourd’hui le jour du salut : goûtez à la joie d’écouter ensemble l’Esprit qui nous
parle à travers l’écoute de nos frères et sœurs qui écoutent ensemble la Parole de Dieu.
Faisons confiance à cet Esprit de tendresse et de miséricorde, c’est lui qui renouvelle
l’Eglise et la fait porter du fruit on ne sait comment. « Sa puissance aime vraiment se
déployer dans notre faiblesse » (2 Cor 9).
Faire confiance à l’Esprit
Pour faire un bon chemin ensemble, il faut à la fois parler avec franchise et courage et
entrer dans l’humilité de l’écoute. N’ayez pas peur de l’interpellation mutuelle entre
prêtres, religieux(ses) et laïcs. Ce « marcher ensemble » est une expérience d’accueil de
l’Esprit. C’est pourquoi un ancrage personnel dans la prière, l’écoute de la parole de
Dieu et l’Eucharistie s’avère essentiel. Tout en nous écoutant mutuellement, cherchons
à reconnaître les fruits de l’Esprit, telle la joie, la paix, la créativité, l’élan missionnaire, la
communion fraternelle au-delà des divergences.
Marcher ensemble à l’écoute de l’Esprit, c’est aussi accepter d’avancer sur un chemin
non tracé d’avance, un chemin qui peut élargir ma vision, m’inviter à certains
déplacements. N’ayons pas peur d’être pris à contre-pied. Accueillons avec confiance ce
que nous n’attendons pas. C’est ainsi que « l’Esprit, qui souffle où il veut » (Jn 3),
façonne en nous un cœur nouveau, un esprit nouveau.
Cette manière de marcher ensemble est un art qui ne peut se développer dans l’Eglise
sans des leaders (prêtres, religieux(ses) et laïcs) formés qui exercent un nouveau style
de leadership non plus vertical et clérical mais plus horizontal et collaboratif. Un
leadership de service qui conçoit l’autorité non comme une force d’imposition mais
comme une force qui libère la créativité et encourage la participation de tous, selon le
charisme de chacun.
Merci à ceux et celles qui se sont déjà mis en route et aux autres qui se mettront en
route durant le Carême. L’Eglise a vraiment besoin de vous, de votre participation, de
votre partage, de votre écoute. Comme disait le Pape François, ce chemin synodal est le
chemin que Dieu attend de l’Eglise du troisième millénaire.
Un souffle d’espérance enraciné dans l’histoire de notre peuple
Exposée qu’elle est aux mêmes secousses qui fragilisent notre démocratie, l’Eglise en se
remettant en question à travers le synode, apporte sa petite pierre à l’élaboration d’un
vivre ensemble plus démocratique. Nous sommes tous Mauriciens, tous frères, vivant
les mêmes fragilités et les mêmes rêves.
Depuis la colonisation jusqu’à la période post Indépendance, notre peuple est passé par
plusieurs crises de maturation. Plus proche de nous, la marche vers l’Indépendance a
été une crise qui paradoxalement a contribué à forger notre identité nationale au-delà
des clivages communautaires. Notre population a pris à bras le corps les défis de cette
Indépendance et aujourd’hui tous les Mauriciens sont heureux et fiers d’être un peuple
indépendant. Le passage de notre économie de monoculture à la diversification n’a pas
été sans perturbations. Cette mutation porte aujourd’hui des fruits. Les années 90 ont
été témoins d’une crise sociale avec la prise de conscience de l’extrême pauvreté du
monde créole avec comme révélateur le décès du chanteur et artiste Kaya. C’est à partir
de là que nous avons inventé de nouvelles institutions d’accompagnement social et
avons reconnu la dignité de la langue créole, notre langue nationale.
A chaque fois, grâce à ce génie mauricien toujours prêt à se manifester, nous avons
réussi à saisir dans la crise elle-même l’occasion de refonder notre vivre ensemble. Forts
de cette histoire commune forgée main dans la main, nous pouvons dire que nous avons
les capacités et la détermination nécessaires pour gérer la crise présente. Que Dieu nous
donne la sagesse et l’énergie nécessaires pour que, de la crise présente, jaillisse un
sursaut patriotique qui nous pousse à renouer avec nos valeurs fondamentales et
refonder notre vivre ensemble démocratique sur des bases solides. Avançons ensemble
pour notre République de Maurice !
+ Cardinal Maurice E. Piat
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