Sur la route du Michigan, à la rencontre des habitants divisés entre Biden et Trump…

by | Oct 13, 2020 | Monde

Dans le Michigan remporté par Donald Trump en 2016, les sondages donnent Joe Biden gagnant. France 24 a sillonné cet État-clé d’Est en Ouest durant trois jours à la rencontre des habitants, plus divisés que jamais. Reportage.
En 2016, le Michigan a filé entre les doigts d’Hillary Clinton. La démocrate a perdu cet État face à Donald Trump à moins de 11 000 voix d’écart. Aujourd’hui, Joe Biden y est donné favori, avec une moyenne de 6,7 points d’avance, selon le site Real Clear Politics (chiffres du 11 octobre). Mais le candidat démocrate à la présidentielle ne peut pas se permettre de répéter les erreurs de 2016, quand les sondages donnaient aussi Hillary Clinton en tête.
Il va principalement chercher les voix à Detroit, où la communauté noire représente plus de 80 % de la population. Il tente aussi de limiter les dégâts dans les comtés ruraux où les partisans de Trump sont plus mobilisés que jamais. France 24 a traversé l’État d’Est en Ouest, entre le 30 septembre et le 2 octobre dernier. Force est de constater que les habitants sont profondément divisés, au point qu’il est difficile d’imaginer un terrain d’entente futur. Et ce quel que soit le résultat du scrutin du 3 novembre.
Première étape, Detroit, la plus grande ville du Michigan. Nicole Small, 34 ans, y est née et n’a jamais quitté cette ville. Aujourd’hui, cette Afro-Américaine milite pour une meilleure justice économique, sociale et raciale. Elle est aussi la vice-présidente de la “Charter commission”, qui rédige les règles de fonctionnement de l’exécutif local. Nicole Small a voté pour le socialiste Bernie Sanders lors des primaires démocrates. Elle s’est rabattue sur Joe Biden pour l’élection générale mais s’inquiète du manque de mobilisation de l’équipe de l’ex-vice-président, qui mène “une campagne fantôme” selon elle, et du manque d’enthousiasme des électeurs noirs.
Nicole Small, vice-présidente de la “Charter commission” de Detroit, le 1er octobre 2020.
“Ce que j’observe ressemble au scénario de 2016”, prévient-elle. “J’habite au nord-ouest de Detroit et un bureau de campagne Trump s’est installé là-bas. Il est dirigé par de nombreux habitants noirs de Detroit, beaucoup de jeunes. Un pâté de maisons plus loin, c’est le bureau de Biden, payé par le milliardaire Michael Bloomberg. On voyait très peu de mouvement jusqu’à ce que Kamala Harris fasse une visite le 22 septembre. Cela soulève des questions.”
Des bureaux de campagne de Donald Trump à Detroit.
Selon Nicole Small, il est crucial d’aller au contact des électeurs noirs des quartiers défavorisés, et pas simplement de se rendre dans les coins récemment gentrifiés du centre-ville. Elle conseille à l’équipe de Joe Biden d’identifier les électeurs qui prévoient de voter pour le Green Party (le parti écologiste, qui a attiré beaucoup de pro-Sanders en 2016, au détriment d’Hillary Clinton), ceux qui comptent voter Trump, “qui ont beaucoup à perdre”, et enfin ceux qui ne voient pas la différence entre les deux candidats.
Un bureau de campagne démocrate à Detroit.
Enthousiasme
Le mouvement Black Lives Matter, revigoré depuis les nombreuses manifestations antiracistes et anti-violences policières de ces derniers mois, permettra-t-il de susciter un enthousiasme plus important qu’en 2016 chez les Afro-Américains de Detroit ? “Je ne sais pas”, admet Nicole Small. “Certains membres assurent qu’il faut débarrasser la Maison Blanche de Donald Trump. Mais quid de la majorité ?”

Une affiche appelant à voter à Detroit.
Charles H. Ellis, III, pasteur de l’influente église noire Grace Temple Church, dans le nord de Detroit, a les mêmes réserves sur d’éventuelles consignes de vote du mouvement Black Lives Matter. Il lui reproche un manque de leadership centralisé qui a selon lui contribué aux violences durant les manifestations. Lui, en tout cas, ira voter pour Joe Biden, “peu importe si les gens manifestent ou pas, car je sais la gravité de la situation dans laquelle nous nous trouvons”.

Charles H. Ellis, III, pasteur de l’influente église noire Grace Temple Church, dans le nord de Detroit, le 30 septembre 2020.
Charles H. Ellis, III est bien moins pessimiste que Nicole Small quant à l’enthousiasme du reste de la communauté noire de Detroit à l’approche des élections : “Je pense que Donald Trump à lui tout seul fait grimper notre enthousiasme. Si Roger Rabbit était candidat face à lui, il aurait mon vote !” Dans le comté de Wayne, où se trouve Detroit, Hillary Clinton avait récolté quelque 90 000 voix de moins que Barack Obama quatre ans plus tôt. Cette tiède mobilisation des Afro-Américains a coûté la victoire à la démocrate.

Quatre ans de présidence Trump plus tard, le pasteur de 62 ans estime Detroit a tiré les leçons de 2016 : “La question ne se pose même pas. Joe Biden fera mieux qu’Hillary Clinton.” Son bilan économique parle aux habitants de cette ville qui a connu des heures glorieuses avant d’être ravagée par la crise : “Joe Biden peut dire au Michigan qu’il était là, envoyé par Barack Obama, pour sauver l’industrie automobile lors de la crise de 2008-2010, lorsqu’on pensait que General Motors et Chrysler allaient disparaître.”
Contrastes
La municipalité de Detroit s’est déclarée en banqueroute en 2013. Pendant des années, le centre-ville, avec ses quelques gratte-ciels et ses impressionnants immeubles Art Deco, a été déserté. Ces derniers temps, la “Motown” reprend des forces, mais les plus défavorisés n’en bénéficient pas.
Le centre-ville de Detroit, dans le Michigan.
Le contraste est frappant dès qu’on s’éloigne de cette cité créée pour les automobiles. En empruntant l’autoroute I 94, vers l’ouest, on traverse d’abord la petite ville d’Ann Arbor, qui abrite le campus de l’Université du Michigan. Ici, environ 70 % des habitants sont blancs, les maisons sont plus coquettes. Les pancartes Biden-Harris pullulent sur les pelouses. Rien d’étonnant pour une ville étudiante : les plus jeunes électeurs et les universitaires votent en majorité pour le Parti démocrate.

À mesure qu’on avance vers l’ouest, le paysage change encore. Lorsqu’on quitte la I 94, les petites routes de campagne aux couleurs automnales s’offrent à nous. Les pancartes “Trump-Pence” commencent à émerger. Tim Boring n’habite pas encore tout à fait en “Trump territory”. Les 200 hectares de terres de cet agriculteur, transmises de génération en génération depuis 1836, sont à Stockbridge, à 45 minutes au sud de la capitale de l’État, Lansing. Sa campagne se trouve suffisamment proche de la ville pour trouver encore quelques démocrates comme lui parmi ses voisins.

Tim Boring, agriculteur à Stockbridge, dans le Michigan, le 1er octobre 2020.
Tim Boring se dit “plutôt libéral” sur les questions sociétales – il déplore “racisme, la misogynie, le sexisme” de Donald Trump – mais “fiscalement conservateur”. Il appartient au groupe “Rural America 2020”, qui appelle l’administration républicaine à mettre fin à la guerre commerciale avec la Chine. Selon lui, le problème de la relation commerciale avec Pékin a été “beaucoup trop simplifié” par le président américain et était déjà présent sous les administrations précédentes. “Et ça n’est toujours pas résolu !”, peste-t-il, appelant à davantage de “stabilité”.
Minorit
Par ailleurs, le frein au libre-échange est une “position hypocrite” et non conforme au conservatisme fiscal des républicains d’ordinaire attachés à l’équilibre budgétaire. “Nous avons des déficits énormes. Les contribuables versent des montants sans précédents en subventions pour les agriculteurs pour compenser les conséquences des guerres commerciales et du coronavirus”, dénonce Tim Boring. Lui-même en bénéficie, il ne s’en cache pas. Mais il constate que les prix du maïs et du soja ont rebondi ces dernières semaines, et souhaiterait donc que le gouvernement cesse de dépenser sans compter.
Tim Boring n’est pas un agriculteur comme les autres. “Tout ça, ce sont des haricots noirs”, montre-t-il en désignant le champ en face de sa maison. “Nous essayons d’aller vers davantage de cultures vivrières, plutôt que seulement du soja destiné à l’exportation vers la Chine ou du maïs pour fabriquer de l’éthanol.” Il promeut en effet une agriculture moins dépendante du maïs : la demande en éthanol risque de s’essouffler dans le futur avec l’arrivée des voitures électriques, prédit-il. 


De fait, il appelle à mieux respecter l’environnement. “Sur mon exploitation, nous ressentons les effets de la crise climatique, qu’il s’agisse de la météo imprévisible ou des épisodes climatiques extrêmes”, déplore-t-il. “Il nous faut une approche plus globale et les agriculteurs ont un rôle à jouer.” Lui a par exemple éliminé le travail du sol conventionnel et privilégie les cultures de couverture (qui ne sont pas consommées mais aident à maintenir la qualité du sol) ainsi que des rotations plus fréquentes. Une approche qui lui a permis de diminuer son usage des pesticides.
Tim Boring a bien conscience qu’il fait partie de la “minorité ici”. La plupart des agriculteurs américains continuent à soutenir Donald Trump. Selon lui, c’est moins pour sa politique agricole que pour ses positions sur les questions sociétales que Trump reste le chouchou des fermiers. “Ils continueront à voter contre leurs propres intérêts économiques pour voir avancer les dossiers sociétaux qui leur tiennent à cœur”, regrette le démocrate.
Défiance
À moins de deux heures de route de là, en pleine campagne, Monte Bordner élève des boeufs “angus” destinés à l’exportation et aux restaurants huppés. Un drapeau “Trump 2020” flotte sur son exploitation située à Sturgis, dans le comté de St Joseph, près de la frontière avec l’Indiana. Ici, le républicain a remporté 62 % des voix en 2016, contre 31 % pour Hillary Clinton. Le fermier assure que l’enthousiasme est bien plus fort aujourd’hui qu’il y a quatre ans. À l’époque, il avait du mal à trouver des pancartes pro-Trump. “Aujourd’hui, c’est incroyable”, observe-t-il. “Même s’il y a toujours des gens qui n’osent pas dire qu’ils le soutiennent de peur de se fâcher avec les voisins ou la famille.”

Monte Bordner, éleveur à Sturgis, dans le Michigan, le 2 octobre 2020.
Pour Monte Bordner, la plus grande force de Donald Trump, c’est d’être un “homme d’affaires”. Il estime que ses guerres commerciales sont justifiées. Il salue notamment la renégociation de l’accord avec le Mexique et le Canada. “Personne n’aime le mot ‘tarifs’, mais il faut bien un moyen de négociation. C’est quelque chose que Trump comprend.” L’éleveur de 67 ans éprouve de la rancœur contre l’Union européenne qui interdit l’importation de bœufs élevés aux hormones de croissance. Il s’indigne contre ce qu’il considère comme un double standard, dans l’opinion publique, entre le supplément d’œstrogènes dans un morceau de bœuf auquel on a injecté des hormones et la quantité d’œstrogènes contenue dans une pilule contraceptive. “Personne n’a jamais dit aux femmes qu’elles ne devaient pas prendre la pilule !”

Monte Bordner déteste entendre un certain vocabulaire pour qualifier l’activité agricole d’aujourd’hui : le mot “fermes-usines” n’a aucun sens pour lui. “Oui il existe de gros producteurs. Mais 99,9 % d’entre eux sont des familles.” De même, une certaine image de l’agriculteur pollueur et peu soucieux de l’environnement le met en colère : “Nous n’allons pas ruiner nos propres terres ! Je plante des arbres chaque année.” Il salue toutefois la fin, ordonnée par Donald Trump, des régulations environnementales “qui n’avaient aucun sens”. “Le changement climatique existe depuis l’homme des cavernes”, ajoute-t-il, persuadé que Joe Biden souhaite freiner l’élevage des vaches à cause du méthane qu’elles émettent.

Un drapeau “Trump 2020” sur l’exploitation de Monte Bordner, dans le Michigan, le 2 octobre 2020.
Au-delà des questions économiques et écologiques, Monte Bordner est parfaitement aligné idéologiquement avec le président américain. Il fustige les manifestations “Black Lives Matter” et les violentes émeutes qui ont eu lieu dans plusieurs villes américaines. “Portland, Seattle, Minneapolis : nous, on ne tolèrerait pas ça.” Il dit “avoir sa petite idée” sur l’agenda des émeutiers : “Ils détestent tellement Trump qu’ils feraient n’importe quoi pour qu’il s’en aille.”


Selon le sexagénaire, fils et petit-fils d’agriculteur, la valeur du travail s’est perdue au fil du temps chez certains. “Je reconnais qu’en ville, les habitants n’ont pas les mêmes opportunités. Mais il y a toujours quelque chose à faire : des clôtures à peindre, des trottoirs à balayer…” Cette défiance à l’égard du monde urbain et ce sentiment de valeurs perdues pousse Monte Bordner à penser que les États-Unis sont “à la croisée des chemins” : “Si Trump n’est pas réélu, ce pays va avoir de sérieux problèmes.”

L’hypothèse de troubles post-électoraux, qu’ils viennent d’un camp, de l’autre ou des deux, est peut-être la seule idée qui réunit tous ces Américains si différents. Un constat inquiétant, à trois semaines du scrutin.

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